Voici bientôt 28 ans que je suis entré dans le monde actif. J'ai eu de la chance : ma toute première entreprise était très innovante. Jeune auditeur en informatique, je travaillais à l'époque dans un bâtiment prestigieux et quasi neuf, construit en 1988, huit ans avant mon arrivée. C'était l'un des premiers bâtiments en France à être entièrement précâblé en réseau Token ring pour les ordinateurs individuels. J'étais franchement fier.
Bien avant cela, cette société avait investi très tôt dans l'informatique. Dès 1970 un service informatique a été créé avec trois services : l'exploitation, les études, le système.
Et en 1985, l'inventeur du mot "bureautique", Louis Naugès (lire son récit), était intervenu en Guest star dans une conférence auprès de 50 hauts dirigeants, en présence du Président Directeur Général lui-même, pour lancer une nouvelle grande transformation informatique du Groupe : le déploiement des usages de la toute nouvelle bureautique.
Ce Président Directeur Général, c'était Francis Bouygues et cette société, c'est le groupe qui porte encore aujourd'hui son nom.
L'arrivée de la micro informatique dans les entreprises
L'informatique est aujourd'hui partout dans nos vies. Mais avant le début des années 1980 et surtout avant l'arrivée du premier micro-ordinateur résolument professionnel, l'informatique restait une science mystérieuse et très coûteuse, réservée aux très grosses société et gérée par des informaticiens enfermés dans des salles machines.
La salle machine du Groupe Bouygues dans les années 1970/1980
Avant 1980, les premiers micro-ordinateurs personnels étaient encore peu nombreux, très peu performants et chers. Les Commodore Pet (1976), Apple 1 (76), Apple 2 (77) et autres TRS 80 (1980) n'étaient pas particulièrement adaptés au monde professionnel.
En 1981, l'IBM PC, avec ses 16 kilo octets de mémoire et sa carte VGA 640x200 monochrome et son système d'exploitation MS-DOS 1.0 n'était pas non plus ni un foudre de guerre, ni un modèle de simplicité pour ses premiers utilisateurs. Mais il avait tout d'une machine professionnelle et surtout, il portait le nom rassurant d'IBM.
Découvrez l'IBM PC
On n'imagine mal le saut abyssal à la fois technologique mais aussi en termes de scénarios de travail que les professionnels des années 1980 ont du faire pour s'adapter à ces nouveaux modes de travail. Quand on y repense, on ne peut être qu'admiratif.
Imaginez... A l'époque, beaucoup ont du apprendre à taper au clavier. Et puis, Windows et la souris n'existaient pas encore: il a fallu envoyer tout le monde en formation à MS-DOS pour apprendre les commandes qui permettaient de gérer les fichiers (exemple d'une commande: Copy A: B:), les enregistrer, et apprendre à gérer les disquettes.
Il a fallu aussi apprendre l'utilisation des premiers traitements de texte, des premiers tableurs, qui n'avaient rien de simple à maîtriser - sans souris. Maîtriser un ordinateur du début des années 1980 n'avait rien de comparable avec ce que l'on connaît aujourd'hui.
Des entreprises pionnières se sont lancées dans ce qu'on appelait alors "l'informatisation" de leur activité. Tout était compliqué et surtout, tout était entièrement nouveau ! Mais c'est surtout l'évolution des scénarios de travail qui étaient difficiles à appréhender, comme on le découvre dans ce reportage du journaliste Didier Bouillot, diffusé le 13 septembre 1983 sur FR3, il y a 40 ans. A l'époque, cette petite PME devait certainement être bien plus moderne que bon nombre de grandes entreprises.
Reportage diffusé dans le journal télévisé de FR3 Nord Pas-de-Calais le 13 septembre 1983, réalisé par Didier Bouillot.
Les secrétaires ont du passer de la machine à écrire à l'ordinateur, non sans mal. Dans une entreprise, un ami m'a raconté que le patron avait attendu que son assistante parte en vacances pour lui subtiliser sa machine à écrire et mettre à la place un ordinateur flanqué d'une imprimante. A son retour, elle avait menacé de démissionner pour retrouver sa chère machine à écrire : mais après quelques semaines d'expérimentation - pendant lesquelles elle n'a pas été du tout efficace, évidemment - elle était complètement séduite par son ordinateur. Ensuite, elle ne voulait plus s'en passer, évidemment.
Cette histoire a dû se répéter dans de nombreuses entreprises, car Microsoft en a fait un scénario de publicité
La micro-informatique a été à l'origine de profonds changements dans les entreprises. Les métiers et les missions ont évolué. Les assistantes de direction qui tapaient tout à la machine ont progressivement perdu cette prérogative tandis que les cadres prenaient eux même en charge la saisie de leurs documents, qu'ils pouvaient imprimer à volonté sur leurs imprimantes. Progressivement, tout a changé, tout s'est modernisé. Et encore, ce n'était que le début.
Ecoutez ce qu'en dit Roger Gicquel en 1979 - intéressant le passage sur les conditions de travail et l'informatique
Le déploiement des premières messageries et serveurs de fichiers
Car après l'arrivée du micro-ordinateur sur les bureaux, ce sont les premières messageries et les premiers serveurs de fichiers qui sont apparus dans les entreprises.
Des images de la première messagerie et explorateur de fichiers
Toutes ? Non, car des entreprises dirigées par d'irréductibles patrons ont résisté le plus longtemps possible à cette incessante modernisation.
Eh oui, on l'a complètement oublié, mais le déploiement des premières messageries et des premiers serveurs de fichiers ne s'est pas fait sans mal. Tous les dirigeants n'ont pas vu un intérêt immédiat dans cette seconde vague technologique. Les grands patrons comme Francis Bouygues qui ont mouillé la chemise pour lancer la révolution bureautique se comptent sur les doigts d'une main.
Parmi les raisons, il y en avait une de taille : le prix et la complexité. Aujourd'hui, avec une licence Microsoft 365 à 6 euros par mois et par utilisateur, une TPE peut bénéficier des mêmes outils (une vingtaine - dont la messagerie) que ceux utilisés par les grandes groupes. Mais à cette époque, déployer une messagerie, c'était obligatoirement acheter des serveurs, câbler les locaux, embaucher des techniciens en informatique. C'était un vrai investissement financier qui a fait réfléchir plus d'un dirigeant, et qui empêché les plus petites sociétés de s'équiper.
Un reportage du journal TV sur l'arrivée des ordinateurs dans les entreprises
Dans les années 1980, début des années 1990 tout le monde n'avait pas la "messagerie innée" comme aujourd'hui. Lorsque j'ai débuté ma carrière en 1996, j'ai eu droit à une journée complète de formation à la messagerie.
Un jour, c'est long. On nous a appris "la net étiquette" (avec le fameux "cordialement"), la manière d'écrire des mails efficaces, la manière de les classer. On nous aussi appris les bonnes pratiques pour une collaboration efficace par mail, les bons comportements, les bonnes pratiques et conventions poussées par l'entreprise, etc. Bref, on nous expliquait tout ce que les entreprises actuellement estiment comme acquis pour tout le monde, alors que c'est loin d'être le cas.
J'ai croisé un jour un vieux monsieur en retraite qui me racontait que dans les années 1980, il faisait le même métier que moi : il accompagnait les entreprises à s'informatiser (on dirait aujourd'hui "se digitaliser"). Il allait d'entreprise en entreprise pour expliquer les gains et opportunités des messageries et des serveurs de fichiers. Surtout ils les aidaient à s'organiser différemment pour intégrer ces nouveaux scénarios de travail dans leur quotidien. Car tout était à apprendre, tout était à inventer : de la structure des serveurs de fichiers aux annuaires d'entreprises, jusqu'aux postures et aux scénarios de travail et autres processus forcément impactés.
Il me racontait les difficultés rencontrées avec les salariés qui n'avaient pas encore pas tous digéré la première révolution de la micro-informatique. Après l'apprentissage du MS-DOS, il avait fallu apprendre à maîtriser la souris et à comprendre le fonctionnement de ce nouvel outil qu'était Windows 3.11 for Workgroups. Beaucoup exprimaient leur ras-le-bol face à tous ces changements permanents.
Les salariés lui disaient : "pourquoi j'utiliserais votre messagerie électronique, alors que tous mes collègues ne l'utilisent pas ?". Ou encore "Moi, ma messagerie elle n'est jamais ouverte alors je ne saurai jamais si quelqu'un m'envoie un message". Ou encore "Ca fait vingt ans que je travaille avec le courrier interne ; je ne vois pas pourquoi je changerais".
A l'époque, les patrons étaient ceux qui étaient les plus difficiles à convaincre. Le changement c'était pour les salariés, mais par pour eux. J'ai connu dans les années 2010 (!!) un grand patron qui faisait imprimer ses mails par son assistante de direction : il griffonnait les réponses sur le papier et son assistante retapait pour lui ses réponses dans un mail.
C'était un autre temps. Ou pas...
La transformation digitale des entreprises
Après le déploiement des messageries et des serveurs de fichiers, pendant plusieurs années il y a eu des évolutions, mais pas réellement de révolution. Bien sûr, il y a eu l'avènement du Web, internet et intranet, mais l'intranet n'a pas fondamentalement transformé les manières de travailler. D'ailleurs, en 2024, de nombreuses entreprises n'ont toujours pas d'intranet ou si elles en ont un, il n'est pas forcément orienté métier.
Bien sûr, dans les années 2010, il y a eu la grande vague des Réseaux Sociaux d'Entreprise, qui s'inscrivait dans le prolongement de la popularité croissante de Facebook apparu à peine deux ans plus tôt. Mais en 2024, de nombreuses entreprises se demandent encore à quoi cela peut bien servir. Si c'est votre cas, cliquez ici !
Finalement, la messagerie et les serveurs de fichiers déployés à la fin des années 1980 sont toujours aujourd'hui les deux outils principaux de collaboration et de partage. Ce sont les deux totems indétrônables des entreprises, véritables vestiges de l'époque pionnière de l'informatisation des entreprises. Remettre en cause leur positionnement au centre de l'entreprise est vécu par les dirigeants et les collaborateurs comme une hérésie.
Pourtant, un grand nombre d'entreprises ont investi dans des outils plus modernes, comme Microsoft 365. Ces outils permettent de réinventer les scénarios de collaboration, de partage, et d'améliorer l'efficacité individuelle et collective.
Animer un projet sans s'échanger de mail, avec Microsoft Teams
Mais acheter des licences n'implique pas forcément de s'en servir. Une usine peut très bien s'acheter de nouvelles machines ultra-modernes et les laisser au fond de l'atelier sans les brancher. De la même manière, de nombreuses entreprises, petites ou (très) grandes paient chaque mois des licences Microsoft 365 pour finalement, ne pas en faire grand chose.
Faites le test autour de vous. Utilisez vous toujours les mails pour collaborer avec vos collègues ? Stockez vous toujours vos fichiers sur les lecteurs réseau P:\, Q:\, T:\, ..?
Si la réponse est oui, alors comme Montmirail et Jacquouille : vous êtes bloqués dans les couloirs du temps, quelque part au début des années 1990.
On parle aujourd'hui chaque jour de l'intelligence artificielle, de la digitalisation des entreprises... Si les solutions existent bel et bien, les entreprises actuelles ont en réalité autant de difficultés que dans les années 1990 à se transformer et à adopter ces nouveaux usages.
Peut-être ont elles même plus de difficulté que dans les années 1980 car les gains ressentis semblent moins importants comparés à l'époque où rien n'existait dans ce domaine. C'est un ressenti trompeur, car comme qu'on le veille ou pas, il s'agit bel et bien d'une nouvelle révolution, dont l'IA sera à coup sûr un catalyseur.
Et vous, qu'auriez vous fait à cette époque ?
Mon métier, c'est d'accompagner les entreprises dans leur transformation digitale interne. Je les aide - entre autres choses - à passer du "tout mail" à une collaboration interne avec Teams. Bref, je les aide à tirer le meilleur retour sur investissement de leurs licences Microsoft 365.
Beaucoup sont séduits par l'idée, mais estiment que la mise en oeuvre est complètement impossible. Dans la société dans laquelle je travaille (Abalon) c'est pourtant une réalité depuis 2016 : zéro mail échangé en interne entre nous. Toute notre collaboration et toute notre communication passent uniquement par Microsoft Teams. Ce n'est donc pas une utopie, mais une réalité depuis 8 ans.
Dans mes séminaires, je parle souvent des années pionnières de la micro-informatique dans les entreprises. Quand mes interlocuteurs peinent à accepter l'idée de changer de scénario de travail et donc d'habitudes, je leur demande souvent de s'imaginer dans ces années 1980 / 1990 face à l'arrivée de la micro-informatique, de la messagerie électronique et des serveurs de fichiers. Se seraient ils accrochés à leur machine à écrire et à leur papier carbone, ou auraient ils eu la curiosité d'essayer la nouveauté, l'esprit ouvert, juste pour voir?
La question est plus importante encore pour les dirigeants. Auraient ils "mouillé la chemise" comme Francis Bouygues en 1985 pour lancer une démarche de transformation avec la Bureautique, conscient que c'était une révolution à côté de laquelle il ne fallait pas passer? Ou auraient ils fait obstruction au progrès pour éviter de bousculer leur entreprise ?
Il n'en reste pas moins que cette révolution est compliquée à gérer. Tout le monde (dirigeants, directeurs, managers) doit participer pour créer une dynamique et pour aligner les ambitions dans tous les recoins de l'entreprise. Bref, c'est une véritable transformation.
Quelle que soit l'ambition de l'entreprise dans ce domaine, il ne faudra jamais perdre de vue que le point le plus important, c'est l'humain. Les entreprises partent du principe que le salarié de 2024 maîtrise parfaitement l'ordinateur, Windows, la souris, la messagerie. En fait - et je le vois dans mes missions, ce n'est pas vrai. Pour eux, Microsoft 365 sera une marche vraiment difficile à monter.
Christophe Coupez